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Trop de lois, la fin du droit ?
Trop de lois, la fin du droit ?
Inflation législative, revirements de jurisprudence, production normative tous azimuts… L’insécurité juridique est devenue la règle et les citoyens s’y perdent, regrette Marc Nicod, qui a coordonné un ouvrage sur le rythme de production du droit, devenu effréné.
Comprendre pour Entreprendre : L’ouvrage collectif que vous avez coordonné pointe l’inflation législative. Comment se traduit-elle ?
Marc Nicod : Nous avons organisé un colloque en 2015 sur le sujet, car nous avions le sentiment d’une accélération du mouvement législatif et d’une surproduction de textes réglementaires, décrets, arrêtés... En 2000, le Conseil d'État avait dénombré 9 000 lois et 120 000 décrets. En 2008, le journaliste Philippe Sassier et l'universitaire Dominique Lansoy en ont recensé respectivement près de 10 500 et 127 000. Autre exemple, entre 1974 et 2014, le Journal officiel est passé de 13 000 à près de 23 000 pages annuelles. Et la tendance s’accentue. Régulièrement, on vote des lois de simplification, destinées à supprimer ou à harmoniser des procédures. Mais cela crée de nouvelles difficultés, qui appellent de nouvelles lois.
Comment s’explique cette inflation ?
Cette accélération date du 20ème siècle, et s’explique par deux causes : non seulement les niveaux de production du droit se sont multipliés (traités internationaux, normes européennes, jurisprudence à la Cour européenne des droits de l’homme…), mais le droit s’est complexifié en même temps que la société, notamment avec l’apparition des nouvelles technologies. Dans le domaine de la bioéthique par exemple, on en est venu à faire des lois expérimentales pour 5 ans. Autre exemple d’évolution : le régime des mariages était considéré comme un idéal mais, le concubinage s’étant répandu, le droit a dû y apporter des réponses, sur la question des baux d’habitation par exemple.
Il y a parfois un phénomène de juxtaposition…
Les directives et règlements européens s’ajoutent aux normes françaises. Le droit privé est le plus touché. En droit de la famille par exemple, un nouveau règlement sur les régimes matrimoniaux a statué sur les mariages « comportant un élément étranger ». Sur cette question, il y aura donc bientôt trois droits applicables : la jurisprudence classique française (si le mariage date d’avant septembre 1992), la convention de la Haye (pour les mariages effectués entre septembre 1992 et 2019) et le règlement européen (pour les mariages postérieurs au 29 janvier 2019).
Quels sont les domaines où le droit change le plus vite ?
Le droit de la consommation, par exemple a été remanié trois ou quatre fois depuis la fin des années 1970. Le marché et les besoins des consommateurs évoluent en effet et l’apparition du commerce numérique a changé la donne. Une ordonnance d’octobre 2016 a réformé le droit des contrats, en modifiant 400 articles du code civil. Il a fallu ajouter une table des concordances de 63 pages, pour aider à la conversion entre l’ancien et le nouveau texte. L’article 1134 du Code civil, par exemple, se retrouve éclaté dans trois articles différents. En revanche, la loi change peu dans les domaines plus techniques. Un texte de 2006 a modifié le droit des successions, alors qu’il était resté intact depuis 1804. La loi sur les régimes matrimoniaux (1965), elle aussi, n’a pas bougé pendant 50 ans. Au contraire, le droit de la filiation, moins technique et plus lié à l’évolution de la société, a beaucoup changé.
Le discours juridique n’est plus seulement prescriptif. Expliquez-nous.
À côté de la norme obligatoire, d'autres registres sont apparus, notamment la recommandation. De plus en plus de codes et de chartes sont élaborés par des autorités administratives. Tout est réglementé. La société ne supporte plus le risque. Le droit est devenu très écrit, très pointilleux…
Quelles sont les conséquences de la surproduction de normes ?
Les juristes ont de plus en plus de mal à maîtriser la loi. Ils sont donc obligés de se spécialiser. C’est contraire à l’objectif d’accessibilité et de lisibilité du droit. Maintenant, on fait du droit spontané. Le juge peut interpréter différemment la loi, créer de la jurisprudence, et cela génère parfois des pourvois en Cassation. Le droit devient plus incertain. Des décrets d’application ne sortent jamais, empêchant certaines lois d’être appliquées. Il faut savoir qu’une nouvelle loi ne règle pas toujours les difficultés. Elle a même tendance à en susciter de nouvelles. Avec trop de règles le risque est d’avoir du mal à faire valoriser ses droits. Quand on atteindra la limite acceptable, il faudra abroger les règlements et revenir à des principes généraux. Pour l’instant, personne n’arrive à endiguer le flot.
L’inflation législative a-t-elle des effets positifs ?
Oui, car elle répond à une demande sociale. Les gens veulent plus de droit. En droit pénal, les sanctions permettent de rassurer la société. La multiplication des lois permet également une meilleure prise en compte de la situation personnelle de chacun. Le consommateur est beaucoup mieux protégé qu’il y a dix ans, contre les clauses abusives par exemple. De même, le droit matrimonial protège mieux les concubins, notamment si l’un des deux décède. Et même s’il est régulièrement question de simplifier le code du travail, qui fait environ 900 pages, la résistance sociale est forte, car on craint de porter atteinte aux droits des salariés, en supprimant des détails. L’augmentation du rythme de production des lois n’est pas uniquement néfaste.
La fonction même du droit est remise en cause. Pourquoi ?
Marc Nicod : Nous avons organisé un colloque en 2015 sur le sujet, car nous avions le sentiment d’une accélération du mouvement législatif et d’une surproduction de textes réglementaires, décrets, arrêtés... En 2000, le Conseil d'État avait dénombré 9 000 lois et 120 000 décrets. En 2008, le journaliste Philippe Sassier et l'universitaire Dominique Lansoy en ont recensé respectivement près de 10 500 et 127 000. Autre exemple, entre 1974 et 2014, le Journal officiel est passé de 13 000 à près de 23 000 pages annuelles. Et la tendance s’accentue. Régulièrement, on vote des lois de simplification, destinées à supprimer ou à harmoniser des procédures. Mais cela crée de nouvelles difficultés, qui appellent de nouvelles lois.
Comment s’explique cette inflation ?
Cette accélération date du 20ème siècle, et s’explique par deux causes : non seulement les niveaux de production du droit se sont multipliés (traités internationaux, normes européennes, jurisprudence à la Cour européenne des droits de l’homme…), mais le droit s’est complexifié en même temps que la société, notamment avec l’apparition des nouvelles technologies. Dans le domaine de la bioéthique par exemple, on en est venu à faire des lois expérimentales pour 5 ans. Autre exemple d’évolution : le régime des mariages était considéré comme un idéal mais, le concubinage s’étant répandu, le droit a dû y apporter des réponses, sur la question des baux d’habitation par exemple.
Il y a parfois un phénomène de juxtaposition…
Les directives et règlements européens s’ajoutent aux normes françaises. Le droit privé est le plus touché. En droit de la famille par exemple, un nouveau règlement sur les régimes matrimoniaux a statué sur les mariages « comportant un élément étranger ». Sur cette question, il y aura donc bientôt trois droits applicables : la jurisprudence classique française (si le mariage date d’avant septembre 1992), la convention de la Haye (pour les mariages effectués entre septembre 1992 et 2019) et le règlement européen (pour les mariages postérieurs au 29 janvier 2019).
Quels sont les domaines où le droit change le plus vite ?
Le droit de la consommation, par exemple a été remanié trois ou quatre fois depuis la fin des années 1970. Le marché et les besoins des consommateurs évoluent en effet et l’apparition du commerce numérique a changé la donne. Une ordonnance d’octobre 2016 a réformé le droit des contrats, en modifiant 400 articles du code civil. Il a fallu ajouter une table des concordances de 63 pages, pour aider à la conversion entre l’ancien et le nouveau texte. L’article 1134 du Code civil, par exemple, se retrouve éclaté dans trois articles différents. En revanche, la loi change peu dans les domaines plus techniques. Un texte de 2006 a modifié le droit des successions, alors qu’il était resté intact depuis 1804. La loi sur les régimes matrimoniaux (1965), elle aussi, n’a pas bougé pendant 50 ans. Au contraire, le droit de la filiation, moins technique et plus lié à l’évolution de la société, a beaucoup changé.
Le discours juridique n’est plus seulement prescriptif. Expliquez-nous.
À côté de la norme obligatoire, d'autres registres sont apparus, notamment la recommandation. De plus en plus de codes et de chartes sont élaborés par des autorités administratives. Tout est réglementé. La société ne supporte plus le risque. Le droit est devenu très écrit, très pointilleux…
Quelles sont les conséquences de la surproduction de normes ?
Les juristes ont de plus en plus de mal à maîtriser la loi. Ils sont donc obligés de se spécialiser. C’est contraire à l’objectif d’accessibilité et de lisibilité du droit. Maintenant, on fait du droit spontané. Le juge peut interpréter différemment la loi, créer de la jurisprudence, et cela génère parfois des pourvois en Cassation. Le droit devient plus incertain. Des décrets d’application ne sortent jamais, empêchant certaines lois d’être appliquées. Il faut savoir qu’une nouvelle loi ne règle pas toujours les difficultés. Elle a même tendance à en susciter de nouvelles. Avec trop de règles le risque est d’avoir du mal à faire valoriser ses droits. Quand on atteindra la limite acceptable, il faudra abroger les règlements et revenir à des principes généraux. Pour l’instant, personne n’arrive à endiguer le flot.
L’inflation législative a-t-elle des effets positifs ?
Oui, car elle répond à une demande sociale. Les gens veulent plus de droit. En droit pénal, les sanctions permettent de rassurer la société. La multiplication des lois permet également une meilleure prise en compte de la situation personnelle de chacun. Le consommateur est beaucoup mieux protégé qu’il y a dix ans, contre les clauses abusives par exemple. De même, le droit matrimonial protège mieux les concubins, notamment si l’un des deux décède. Et même s’il est régulièrement question de simplifier le code du travail, qui fait environ 900 pages, la résistance sociale est forte, car on craint de porter atteinte aux droits des salariés, en supprimant des détails. L’augmentation du rythme de production des lois n’est pas uniquement néfaste.
La fonction même du droit est remise en cause. Pourquoi ?
On a perdu la conception traditionnelle de la loi, qui était celle d’une loi générale, abstraite et permanente. De « droit modèle », on est passé à un « droit suiveur ». Désormais, le droit cherche à accompagner les changements de la société, les progrès scientifiques... Mais c’est toujours la course, car la loi ne peut pas tout prévoir. La manière dont se crée la norme a évolué. Avant, on faisait de grandes lois, et on n’y touchait pas pendant 20 ans. Désormais, elles sont remaniées. La loi de de 2013 sur le mariage pour tous le sera probablement, quel que soit le prochain président élu. Le droit est devenu plus réaliste et moins idéaliste.
Informations complémentaires
Marc Nicod
Professeur de droit privé, directeur de l’Institut de Droit Privé, Marc Nicod a coordonné un colloque en 2015, qui a donné lieu à un ouvrage intitulé « Les rythmes de production du droit » (Presses de l’Université Toulouse Capitole, 2016).
Pour aller plus loin
L'inflation législative résumée en un graphique (Le Monde, 2015)
"Droit et passion du droit sous la Vème République",
Jean Carbonnier, Flammarion 1996
"Droit et passion du droit sous la Vème République",
Jean Carbonnier, Flammarion 1996